Tunisie

La révolution de 2011 en Tunisie a ouvert la porte à un processus national de justice transitionnelle visant à traiter les séquelles de violations généralisées des droits de l’homme et de la répression politique. Tandis que le pays s’efforce de restaurer la dignité des victimes et de faire face à des décennies de violence et de corruption, l’ICTJ fournit aux décideurs politiques et aux groupes de la société civile tunisiens des conseils stratégiques et des ressources pour renforcer les capacités locales.

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Image d'un habitant du centre de la Tunisie lors d'une manifestation devant le palais du gouvernement

Un habitant du centre de la Tunisie participe à une manifestation devant le Palais du gouvernement à Tunis en janvier 2011. (Fethi Belaid/Getty Images)

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Contexte : Lutter pour les valeurs de la révolution

Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, un jeune vendeur de fruits ambulant de Sidi Bouzid, en Tunisie, s’est immolé par le feu devant le bureau du gouverneur local pour protester contre la corruption du gouvernement et le harcèlement policier. Cette immolation a déclenché une série de mouvements de masse, des groupes organisant de grandes manifestations publiques dans tout le pays pour réclamer « des emplois, la liberté et la dignité nationale ». Un mois plus tard, ces mouvements ont chassé le président Zine El Abidine Ben Ali du pouvoir et ont inspiré des manifestations contre les régimes autoritaires dans toute la région. Depuis lors, le berceau du Printemps arabe s’est engagé dans un processus visant à faire face à son passé et à préserver les acquis de la révolution. 

Si le sacrifice personnel de Bouazizi a suscité des contestations si généralisées, c’est parce qu’il a fait écho à des griefs socio-économiques et politiques majeurs qui couvaient depuis des décennies. Les protestations, qui ont commencé par des appels au gouvernement pour qu’il se penche sur la mort de Bouazizi, se sont transformées en exigences plus générales de réformes économiques et politiques. Les manifestations ont pris de l’ampleur et se sont organisées au fur et à mesure que s’engageaient les principales forces sociales, notamment l’Union générale tunisienne du travail et l’Association du barreau tunisien. 

La révolution a commencé dans des régions qui avaient été longtemps marginalisées et économiquement défavorisées sous le régime Ben Ali. Les jeunes de ces régions ont été particulièrement touchés par le manque de débouchés et le niveau élevé de chômage. Dans les années qui ont précédé la révolution, le chômage n’a cessé de croître, en particulier dans les régions rurales du sud du pays (où le taux de chômage a oscillé autour de 22 % entre 2004 et 2010), et chez les jeunes diplômés d’universités, parmi lesquels le taux de chômage atteignait 20 % en 2010. 

Parallèlement, la corruption et la consommation ostentatoire au sein de l’élite du pays, en particulier Ben Ali et sa famille, ont intensifié la frustration de la population. En outre, le gouvernement est devenu de plus en plus autoritaire et intolérant à l’égard de la dissidence. La surveillance, le harcèlement, l’emprisonnement et la torture de militants politiques, ainsi que la torture de suspects criminels, étaient courants sous l’administration Ben Ali. 

Après la révolution 

Moins d’un an après la protestation de Bouazizi, les Tunisiens ont pris des mesures fermes pour instaurer un régime démocratique. Ils ont élu une nouvelle Assemblée nationale constituante qui, outre l’élaboration d’une nouvelle constitution, a rédigé des lois pour guider la transition, dont une loi sur la justice transitionnelle. Après avoir survécu à des crises politiques successives, le parlement tunisien a adopté la loi sur la justice transitionnelle en décembre 2013. 

Cette loi a défini un cadre global pour traiter les violations commises pendant la dictature et les années qui ont immédiatement suivi la révolution (de juillet 1955 à décembre 2013) en révélant la vérité sur les abus passés, en offrant des réparations aux victimes et en engageant des poursuites pénales pour les crimes graves. La loi a établi l’Instance Vérité et Dignité (IVD) comme organe officiel de recherche de la vérité chargé d’enquêter et de rapporter les abus du passé, et a créé les Chambres spécialisées chargées d’établir la responsabilité pénale pour des violations spécifiques du passé, un élément clé de la transition.  

Les Chambres spécialisées sont compétentes pour les violations graves, notamment les assassinats délibérés, les viols et toute forme de violence sexuelle, la torture, les disparitions forcées et les exécutions sans procès équitable. L’IVD lui a également soumis des affaires de fraude électorale, de corruption financière, de détournement de fonds publics et de migration forcée pour raisons politiques.  

Par sa loi sur la justice transitionnelle, la Tunisie a confirmé son engagement en faveur d’une transition fondée sur la responsabilisation des exactions passées, le respect des droits des victimes et l’adhésion aux normes internationales. 

Le 25 juillet 2021, le président Kais Saied a pris le contrôle du gouvernement et a suspendu le parlement, gouvernant par décrets. Cette mesure a eu un impact direct sur le Fonds pour la dignité et la réhabilitation des victimes du totalitarisme (ci-après « le Fonds pour la dignité »), chargé d’accorder des réparations aux victimes : son responsable a été démis de ses fonctions, et depuis lors, aucune information officielle n’est disponible sur son travail.  

L’Instance Vérité et Dignité 

L’Instance Vérité et Dignité (IVD) était l’organe officiel de recherche de la vérité en Tunisie. Elle était chargée d’enquêter et de rendre compte des violations des droits de l’homme commises par le passé, de faire des recommandations en matière de réparations et de réformes institutionnelles, et d’accorder des dédommagements urgents. 

L’IVD a recueilli 65 000 plaintes soumises par des particuliers ou des collectivités. Elle a organisé une série d’audiences publiques afin de donner aux victimes une plateforme pour partager leurs expériences et a travaillé avec des journalistes tunisiens pour couvrir les procédures historiques. Elle a transféré 204 affaires aux Chambres spécialisées à la fin de son mandat en décembre 2018.   

L’IVD a publié son rapport final le 27 mars 2019, ainsi qu’un programme de réparations à appliquer par le Fonds pour la Dignité. Cependant, la version numérique du rapport, publiée sur le site web de l’IVD, a été modifiée dans les mois qui ont suivi, ce qui a nui à sa crédibilité. Le contenu du rapport a également été source de controverse, certains affirmant que son récit historique était déséquilibré, entre autres problèmes. D’autres ont accusé l’analyse et les conclusions de ne pas avoir été communiquées ni discutées publiquement d’une manière qui favorise l’appropriation du rapport par la société.

Le rôle de l’ICTJ

L’ICTJ soutient le processus de justice transitionnelle en Tunisie depuis 2011, lorsqu’il a organisé la première conférence du pays sur la justice transitionnelle en avril de cette année-là, puis en ouvrant un bureau en 2012. Nous avons aidé les principaux acteurs étatiques à mener le processus, notamment le ministère des Droits de l’homme et de la Justice transitionnelle, l’Assemblée nationale constituante, l’IVD, les Chambres spécialisées et le Fonds pour la dignité, ainsi que les organisations de la société civile, les associations de victimes et les mouvements de jeunesse tout au long du processus. 

L’ICTJ s’efforce de faire progresser les efforts visant à établir les responsabilités, à combattre la corruption et à récupérer les biens mal acquis, à réformer les institutions, à offrir des réparations crédibles et à préserver la mémoire collective. 

  • Réparations. En 2013, l’ICTJ a lancé des discussions sur les réparations collectives comme réponse à la marginalisation en Tunisie. Certaines régions ont été délibérément marginalisées et opprimées pendant la dictature – des régions qui allaient par la suite devenir le berceau de la révolution et de sa revendication de justice économique et sociale. L’ICTJ soutient le Fonds pour la Dignité, chargé d’accorder des réparations, en fournissant une expertise technique liée à l’application du programme de réparations de l’IVD, et en assurant des ressources financières grâce aux avoirs récupérés. 
  • Lutte contre la corruption et récupération des avoirs. L’ICTJ a encouragé les efforts déployés dans le pays pour s’attaquer à l’héritage de la corruption et combattre les mesures visant à amnistier les crimes de corruption, telles que le projet de loi de réconciliation économique. Nous avons contribué à améliorer la compréhension par le public de la relation entre la corruption et le processus de justice transitionnelle. Nous nous concentrons sur la récupération des avoirs en tant que source de réparations et de développement, et nous faisons progresser les processus de lutte contre la corruption en tant qu’aspect de la responsabilité des violations systémiques passées. 
  • Participation des femmes. L’ICTJ a travaillé en étroite collaboration avec les organisations de femmes pour s’assurer que leurs voix ont été entendues et leurs besoins pris en compte tout au long du processus de justice transitionnelle. Nous avons contribué à améliorer leur compréhension de l’IVD et de son fonctionnement, et à renforcer leur capacité à participer de manière significative à ses audiences publiques. En 2014, l’ICTJ a créé le réseau Transitional Justice Is Also for Women, une coalition de 11 groupes qui a encouragé davantage de femmes à soumettre leurs expériences à l’IVD. Nous avons réuni des femmes victimes pour créer le projet Les Voies de la mémoire, un projet artistique collaboratif qui brise le silence sur la répression des femmes et préserve la mémoire, tout en contribuant aux efforts de lutte contre l’impunité et de réforme des institutions. 
  • Engagement des jeunes à travers l’art. En 2017, l’ICTJ a réuni un groupe de jeunes photographes tunisiens pour une série d’ateliers sur le processus de justice transitionnelle du pays. Il en a résulté une exposition de photos intitulée Left Behind qui a exploré les effets de la marginalisation à travers des générations de Tunisiens. L’ICTJ continue de faire participer les jeunes Tunisiens par le biais de l’art, dans le cadre du projet Les Voies de la mémoire. En partenariat avec des centres de jeunesse dans le pays, nous avons organisé une série d’ateliers artistiques axés sur le dialogue intergénérationnel et la préservation de la mémoire comme moyen de prévenir le retour de la violence et de la répression. En 2020, l’ICTJ a organisé le concours artistique Create to Connect. Ouvert aux jeunes artistes émergents et à ceux en milieu de carrière, le concours présentait des œuvres d’art réfléchissant aux injustices historiques et à la mémoire pendant la pandémie de COVID-19.