Arménie

Après la révolution de 2018, l’Arménie a émergé de décennies de régime post-soviétique caractérisé par l’impunité de la corruption et des violations des droits de l’homme ; mais ses nouveaux dirigeants doivent maintenant établir une feuille de route en matière de justice transitionnelle pour remanier un gouvernement capturé par un réseau d’oligarques corrompus et de politiciens puissants et pour répondre aux attentes des citoyens en matière de justice, de réparations et de réformes. 

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Image de la police anti-émeute arménienne entourant des manifestants pendant la révolution de velours de 2018

La police antiémeute arménienne encercle des manifestants lors de la Révolution de velours de 2018. (Albero/Wikimedia)

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Contexte : Les transitions politiques en Arménie  

À l’instar du Printemps arabe, dont les origines remontent à des griefs de longue date concernant le chômage, la corruption et les violations des droits de l’homme, la révolution arménienne n’a pas été un événement isolé survenu en avril 2018. Elle a été nourrie par des décennies de privations et d’abus – du désarroi et de la stagnation économiques post-soviétiques à la corruption à grande échelle, en passant par la fraude électorale et les violations des droits de l’homme, tout cela mené par un réseau d’oligarques et de politiciens du parti au pouvoir qui se sont emparés de l’État. 

Les Arméniens ont connu d’importantes transitions politiques au cours de leur histoire, du génocide au début du XXe siècle à l’éclatement de l’Union soviétique et à l’émergence d’une république indépendante moderne en 1991. La fin de l’État socialiste arménien et la privatisation de nombreuses entreprises publiques jusqu’alors détenues par l’État ont entraîné des troubles économiques et sociaux. Le conflit avec l’Azerbaïdjan au sujet d’une région contestée a débuté à la fin des années 1980. Il a provoqué des dizaines de milliers de morts et des déplacements massifs de population. Il a également donné aux dirigeants en temps de guerre, dont les anciens présidents Robert Kocharyan et Serzh Sargsyan, le capital politique nécessaire pour commettre et couvrir des violations des droits de l’homme et une corruption à grande échelle, affaiblissant encore davantage les institutions étatiques.   

Depuis le milieu des années 1990, les Arméniens ont protesté contre la fraude électorale, la corruption, les atteintes à l’environnement et diverses erreurs judiciaires. Les allégations de fraude concernant l’adoption de la constitution de 1995 et les élections de 1996 et 2004 ont engendré des manifestations que la police a violemment réprimées. Mais c’est l’assassinat de 10 citoyens arméniens – 8 manifestants et 2 policiers – lors de manifestations contre la fraude électorale en 2008 qui a incité les groupes de la société civile à se mobiliser plus systématiquement. 

En 2015, après des protestations sociales et politiques périodiques, quelque 20 000 Arméniens sont descendus dans la rue lors des manifestations « Erevan électrique » pour s’opposer à une augmentation de 17 % du prix de l’électricité et à diverses mesures d’austérité. L’année suivante, une escalade de quatre jours dans le conflit avec l’Azerbaïdjan a attiré l’attention sur l’ampleur de la corruption dans l’armée et les dures conditions, même hors des zones de combat, auxquelles étaient soumis les jeunes conscrits arméniens, et qui ont été fatales à nombre d’entre eux. 

Début 2018, afin de contourner la limite de deux mandats qui empêchait le président de l’époque, Serzh Sargsyan, d’en briguer un troisième, le parti au pouvoir l’a nommé Premier ministre, ce qui lui aurait permis d’exercer de larges pouvoirs exécutifs en vertu d’un amendement constitutionnel controversé. Cela a déclenché des manifestations massives dans toute l’Arménie, qui ont culminé avec la révolution pacifique qui a contraint Sargsyan à démissionner le 23 avril 2018, la veille de la 103e commémoration officielle du génocide arménien. Nikol Pashinyan, un ancien journaliste, détenu politique et législateur de l’opposition à la tête des protestations, a été nommé Premier ministre. Lors des élections législatives anticipées de fin 2018, Pashinyan a été élu Premier ministre par un parlement composé de nombreux nouveaux et jeunes législateurs qui formaient le noyau dur du parti du Contrat civil de Pashinyan. 

La reprise en 2020 du conflit armé entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et l’impact social et politique des hostilités ont incité les gouvernements autoritaires de la région, parallèlement aux efforts des oligarques et des forces politiques à l’intérieur et à l’extérieur du pays, à faire reculer la transition démocratique de 2018. De nouvelles élections législatives anticipées ont été organisées en 2021. Le Premier ministre Nikol Pashinyan et son parti les ont remportées haut la main, créant une nouvelle opportunité pour les Arméniens de consolider et de protéger leur espace démocratique, ainsi que de tenir la promesse de justice transitionnelle. 

Quels sont les exemples emblématiques de corruption à grande échelle et comment sont-ils liés aux violations des droits de l’homme ? La corruption à grande échelle et les violations des droits de l’homme, notamment des droits économiques et sociaux, ont été des abus qui se renforçaient mutuellement depuis l’indépendance de l’Arménie en 1991. Dans ce que l’on appelle l’affaire de l’avenue du Nord, le gouvernement Kocharyan a expulsé de force des familles vivant dans un quartier historique d’Erevan et a démoli leurs maisons datant de l’ère pré-soviétique en invoquant les « besoins de l’État ». Le projet a favorisé des promoteurs privés liés à des oligarques proches du parti au pouvoir à l’époque. 

La vérité sur la mort de jeunes soldats dans des situations de non-combat a été une demande constante de leurs familles. Les explications de l’armée n’ont pas apaisé les familles car ces décès sont survenus dans un contexte de corruption dans les approvisionnements militaires et de dissimulation et d’entrave à la justice dans la clôture des enquêtes criminelles à leur sujet. Ces décès, qui se sont poursuivis même après la révolution, illustrent parfaitement l’intersection entre l’accaparement persistant de l’État par de puissants oligarques et leurs alliés politiques, et l’impunité pour les violations des droits humains et la corruption.  

Quels processus de justice transitionnelle sont envisagés ? Le gouvernement post-révolutionnaire a tenté de faire progresser la justice transitionnelle et la responsabilisation en déposant des plaintes pénales pour corruption et violations de la constitution contre deux anciens présidents et certains membres de leurs familles proches, en faisant pression sur de hauts magistrats pour qu’ils démissionnent afin que le nouveau gouvernement puisse présenter un ensemble de propositions de réformes judiciaires, en débattant du contrôle judiciaire au Parlement, en créant de nouvelles agences pour enquêter sur la corruption et récupérer les biens mal acquis, en présentant des excuses officielles et en organisant des commémorations. Cependant, aucune politique réelle de justice transitionnelle n’a été adoptée par voie législative ni appliquée, et aucune stratégie de justice transitionnelle n’a été mise en place. Aucune mesure significative n’a été prise pour répondre aux demandes des victimes de violations des droits de l’homme et de leurs familles, qui réclament la vérité, des réparations et des responsabilités personnelles pour les épisodes de répression politique violente, les détentions répétées ou prolongées de militants de l’opposition, l’expropriation corrompue et injuste de biens et la mort dans des circonstances suspectes de conscrits arméniens en situation de non-combat.  

La récente reprise du conflit armé entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et l’impact social et politique des hostilités soulignent une fois de plus le besoin urgent de vérité, de responsabilisation et de réformes dans le pays. Aujourd’hui plus que jamais, une stratégie, plutôt que des mesures ad hoc, est nécessaire pour vaincre l’impunité bien enracinée envers la corruption et les violations passées des droits de l’homme, et pour évaluer les besoins émergents des Arméniens après le conflit. La justice transitionnelle ne peut s’exercer de manière significative dans des circonstances où les mêmes oligarques, dirigeants politiques et gouvernements étrangers qui ont profité du régime autoritaire et de la mainmise sur l’État, sapent voire cherchent à faire reculer la transition démocratique qui a créé la possibilité de rendre des comptes. Il est donc important de ne pas se contenter de poursuivre la justice transitionnelle au milieu du nouveau conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, mais de la poursuivre dans le but explicite de consolider la transition démocratique, de protéger les droits de l’homme des Arméniens, y compris leurs droits à la vérité, à la justice et aux réparations, et de montrer aux voisins de l’Arménie dirigés par des régimes autoritaires son courage dans la quête de la vérité et sa volonté de discuter de la paix et de la justice. 

Le rôle de l’ICTJ 

En 2002, la Commission de réconciliation turco-arménienne a demandé à l’ICTJ de faciliter l’élaboration d’un mémorandum juridique sur l’applicabilité de la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide aux « événements survenus au début du XXe siècle » en Arménie. Le mémorandum a conclu que le meurtre des Arméniens ottomans « peut être considéré comme incluant tous les éléments du crime de génocide tels que définis dans la Convention, et les juristes ainsi que les historiens, politiciens, journalistes et autres auraient raison de continuer à les décrire ainsi. » 

En juillet 2018, l’ICTJ a rencontré le Premier ministre Pashinyan et a discuté de l’importance de tirer des leçons des expériences pertinentes d’autres pays qui ont mené des processus de justice transitionnelle après un régime autoritaire. Depuis lors, les experts de l’ICTJ ont rencontré à plusieurs reprises des organisations de la société civile, des groupes de jeunes, des défenseurs des droits de l’homme, des journalistes et des familles de victimes de corruption et de violations des droits de l’homme. Ils se sont également exprimés devant le parlement arménien et ont rencontré des législateurs, des magistrats et des missions diplomatiques soutenant les initiatives de justice transitionnelle. Fin 2019, l’ICTJ a mis en place un programme national pour l’Arménie, qui se concentre sur les activités suivantes : 

  • Nous fournissons aux décideurs politiques des connaissances techniques et comparatives sur des questions telles que le filtrage, les réformes judiciaires et institutionnelles, l’obligation de rendre des comptes en matière de corruption et la recherche de la vérité. Entre autres, l’ICTJ a abordé les questions fondamentales soulevées par les décideurs politiques sur la pertinence, le calendrier et le séquençage des mesures de justice transitionnelle. Nous apportons également notre contribution aux projets de lois et de cadres pour la réforme judiciaire, la responsabilité en matière de corruption et les processus de recherche de la vérité. 
  • Nous organisons, ouvrons et maintenons activement des discussions entre diverses organisations de la société civile, des groupes de défense des droits de l’homme, et des victimes de violations de l’intégrité économique, sociale et physique et leurs familles. Grâce à cette capacité à réunir diverses parties prenantes, nous encourageons les groupes de jeunes et d’étudiants qui étaient actifs avant et pendant la révolution à s’engager auprès des décideurs politiques. Nous contribuons également à fournir des informations aux journalistes travaillant dans les médias ainsi qu’aux utilisateurs des réseaux sociaux qui ont encore à découvrir la justice transitionnelle, tout en rapportant et commentant les débats en Arménie liés à ce sujet. 
  • Nous proposons des expériences comparatives et des enseignements tirés d’autres pays qui se sont lancés dans un processus de justice transitionnelle. Nous tirons également des enseignements de notre propre travail et de celui de nos partenaires en Arménie, et nous transmettons ces connaissances à d’autres pays. Nous sommes attentifs à la manière dont les séquelles ou la continuité de la répression politique et de régimes autoritaires dans la région du Caucase post-soviétique affecte la faisabilité, la durabilité et la conception de la justice transitionnelle. Par exemple, l’ICTJ a réalisé une évaluation de la manière dont le travail de justice transitionnelle peut être réalisé en Géorgie voisine. En octobre 2018, des députés arméniens ont participé au cours intensif annuel de l’ICTJ sur la justice transitionnelle à Barcelone. En mars 2020, des décideurs et des militants arméniens ont rejoint ceux de Tunisie, de Gambie, du Kenya et d’Afrique du Sud lors de notre conférence sur la justice transitionnelle et la responsabilité en matière de corruption à Tunis. 
  • L’ICTJ fournit une formation et une assistance technique aux députés et autres responsables arméniens dans le cadre de la conception d’organes d’enquêtes et de recherche de la vérité, dans le cadre de la feuille de route du gouvernement en matière de justice transitionnelle. Nous apporterons notre expertise au gouvernement sur les mesures de réformes constitutionnelle et judiciaire. 
  • En dehors des rencontres et des conseils aux familles de soldats tués dans des situations de non-combat lors du conflit du Haut-Karabagh, l’ICTJ a évité de travailler sur les questions de justice transitionnelle liées au conflit en Arménie. Il s’agissait en partie de se conformer au principe de ne pas nuire. Nous ne voulions pas que les aspects de droit humanitaire dans le travail de la justice transitionnelle soient mal interprétés en vue de soutenir un argument juridique sur le statut de la région contestée, et nous voulions éviter de perturber par inadvertance les conditions relativement pacifiques qui régnaient dans la région jusqu’à récemment. La reprise du conflit avec l’Azerbaïdjan et son issue, ainsi que le rôle qu’ont joué les gouvernements autoritaires dans la région, parallèlement aux efforts déployés par les oligarques et les forces politiques à l’intérieur et à l’extérieur du pays pour faire reculer la transition démocratique en 2018, nous ont obligés à examiner avec prudence ce que font l’ICTJ et la justice transitionnelle pour protéger la transition politique en période de crise liée au conflit, faire progresser la paix et la justice dans le Haut-Karabagh, ou soutenir les efforts visant à résoudre le conflit en promouvant un discours de paix et de justice au sein de la société.