Trente ans plus tard, les leçons du Rwanda sur la justice transitionnelle et la prévention des atrocités en Afrique

01/05/2024

Trente ans après le génocide des Tutsis au Rwanda (7 avril - 17 juillet 1994), les souvenirs douloureux de ces 100 jours au cours desquels près d'un million de citoyens rwandais ont perdu la vie, hantent encore les populations locales, du reste de l'Afrique et du monde. Ce triste anniversaire marque une nouvelle occasion de se souvenir et d'honorer les victimes et les survivants du génocide, et de reconnaître la force et la résilience extraordinaires dont ils ont fait preuve à la suite de cette tragédie. Le moment est venu de reconnaître les victimes comme titulaires de droits ainsi que les graves torts qu’elles ont subis. L’Afrique et le reste du monde doivent se joindre au peuple rwandais en réaffirmant la valeur humaine de ceux que les génocidaires appelaient « cafards » et « serpents » et en nommant les victimes afin que celles-ci ne représentent plus qu'un simple nombre. Dans une plus large mesure, l'ensemble de ces acteurs doit se saisir de cette opportunité pour s'interroger avec lucidité sur les politiques et mécanismes mis en place pour prévenir de telles atrocités. 

Alors que les Rwandais réfléchissent au chemin parcouru vers le redressement de leur pays, le continent africain et le monde devraient considérer et internaliser les leçons du cataclysme qui s’est déroulé il y a trente ans. Ces enseignements devraient être intégrés dans les politiques et actions visant à prévenir les atrocités de masse. La 30ème commémoration du génocide intervient au moment où les dirigeants, les praticiens et les acteurs de la société civile promeuvent la politique de justice transitionnelle de l'Union africaine (PJTUA) à travers le continent.

Adoptée en 2019, la PJTUA définit des normes communes pour les processus de justice transitionnelle et propose des lignes directrices sur la manière dont les gouvernements peuvent aider les nations africaines à effectuer une transition entre un passé divisé et douloureux et une vision commune d'un avenir pacifique et développé. La PJTUA s’inspire des réalités vécues par les peuples africains et de leur histoire coloniale, ainsi que des expériences de justice transitionnelle des États africains, dont le Rwanda. La PJTUA peut servir de guide utile aux États africains lorsqu'ils examinent les leçons tirées du parcours du Rwanda vers la reconstruction après le génocide des Tutsis.

Lire les signes

L’expérience rwandaise est instructive non seulement sur la manière de répondre aux violations flagrantes des droits de l’Homme, mais aussi sur celle de prévenir les atrocités. La PJTUA appelle à une approche qui tienne compte de la diversité au sein des sociétés africaines comme moyen de lutter contre les discours de haine et la discrimination fondée sur des facteurs tels que la religion, l'origine ethnique et la langue, qui créent des divisions sociétales et incitent à la violence. Le massacre des Tutsis a démontré l’importance de reconnaître et de traiter les facteurs de risque et les signes avant-coureurs du génocide. Les États africains devraient prendre ces signes au sérieux et mettre en œuvre des mécanismes pour les détecter et y répondre. Il est impératif que ces gouvernements prennent des mesures concrètes pour empêcher le ciblage des populations vulnérables et les actions visant à leur mort sociale, qui précèdent souvent les attaques physiques de génocide.

Ce 30e anniversaire du génocide rwandais est l’occasion pour les États africains de regarder vers l’intérieur et de réévaluer la situation des droits des minorités, la justice socio-économique et la conduite politique dans leurs propre pays. La commémoration rappelle aux États qu'ils doivent pleinement adhérer aux valeurs communes d'égalité, de non-discrimination, d'équité et de justice, adoptées dans la PJTUA en tant que garanties efficaces contre les génocides et autres atrocités de masse.

L'impunité n'est jamais une option

Une autre leçon à tirer de l’expérience rwandaise est que, quelles que soient les circonstances, l’impunité pour les violations flagrantes des droits humains est injustifiable. Suite au génocide contre les Tutsis, le gouvernement rwandais a été confronté à plus de 120 000 individus détenus et accusés d'avoir participé aux massacres. L’ampleur du nombre d’auteurs, associée aux tensions persistantes et à la paix fragile de l’époque, aurait pu servir de justification pour bloquer les enquêtes et les poursuites. Cependant, grâce aux contributions combinées du Tribunal pénal international pour le Rwanda, des tribunaux nationaux et des versions modifiées des « gacaca » ou mécanismes de justice indigène, le gouvernement rwandais a pu demander des comptes aux personnes impliquées dans les violences.

La PJTUA souligne l'engagement commun des États africains à condamner et à rejeter l'impunité, comme l'affirme l'article 4(o) de l' Acte constitutif de l'Union africaine . L’expérience rwandaise montre que la lutte contre l’impunité par le biais d’enquêtes criminelles, de poursuites et de sanctions contre les auteurs de ces actes est fondamentale pour promouvoir une paix durable, la cohésion sociale et la réconciliation. Cela prouve que l’impunité n’est jamais une option. Comme l’a exprimé le Secrétaire général de l’ONU dans sa Note d’orientation de 2023 sur la justice transitionnelle , la question n’est plus de savoir quel est le mécanisme de justice transitionnelle le plus rapide à mettre en œuvre, mais plutôt « quelle est la meilleure façon, dans ce contexte particulier, de satisfaire les droits des citoyens, des victimes et de la société dans son ensemble, à la vérité, à la justice, à la réparation et à la non-répétition ».

Comme décrit dans la PJTUA, les États africains sont libres de choisir le calendrier et l'ordre des mécanismes de justice transitionnelle. Cela dit, les États ne devraient toutefois pas exploiter ce pouvoir discrétionnaire pour différer indéfiniment les responsabilités et prolonger l’impunité en cas de violations flagrantes des droits humains. De nombreux exemples à travers le continent ont montré que le fait de ne pas demander de comptes aux auteurs de ces actes perpétue un cycle de violence et de violations des droits humains.

La réparation est une nécessité

Enfin, il est important de noter que, malgré les efforts louables visant à accorder des réparations aux victimes et aux survivants du génocide contre les Tutsis au Rwanda, il reste encore beaucoup à faire. Les commémorations constituent en effet un aspect important de la mémorialisation et aussi une forme de réparation symbolique. Cependant, comme le souligne la PJTUA, les programmes de réparation doivent être complets et holistiques. La réparation est un droit détenu par les victimes, leurs familles immédiates et les personnes à leur charge. Elle devrait englober non seulement des mesures symboliques telles que des hommages aux victimes, mais également une indemnisation, une restitution et une réhabilitation, y compris un soutien en matière de santé mentale et psychosociale, ainsi que des initiatives concrètes visant à garantir la non-répétition des violations.

L’expérience rwandaise sert de leçon aux autres pays africains : la guérison et la réconciliation nationales ne peuvent être réalisées uniquement par la promulgation de lois ou la mise en place de mécanismes institutionnels. Elles nécessitent plutôt un effort concerté pour réparer le préjudice subi par les victimes et leurs familles et pour répondre aux besoins des communautés touchées par la violence.

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PHOTO : 4 mars 2019, Les noms d'environ 800 victimes du génocide rwandais sont affichés sur un mur du Mémorial du génocide de Kigali, à Kigali, au Rwanda. Ce mémorial, qui est l'un des près de 200 sites de ce type à travers le pays, est le lieu de repos final d'environ 250 000 victimes. (Sgt technique Timothy Moore/US Air Force)